Dominique Lardeux | Chimères

«  Comment parler d’une apparition autrement que sous l’angle temporel de sa fragilité, là où elle replonge dans l’obscur ? »

Phalènes, Georges Didi-Hubermann

Il existe, le plus souvent, un rapport asymétrique entre le temps passé par l’artiste à composer une peinture, un dessin – ou tout autre objet – et le temps qu’on prend pour le voir, l’entendre ou l’étreindre de quelque façon que ce soit. À peu d’exceptions près – qui nous appellent et nous requièrent durablement – les rapports qu’on entretient avec une œuvre sont brefs et intermittents. C’est probablement dans ce va et vient, d’ailleurs, que se forge quelque chose du regard et du lien. Il faut se confronter tant à l’œuvre qu’à son absence, c’est-à-dire à la trace mnésique qu’elle laisse en nous – un mélange de présence et de disparition – pour comprendre véritablement quelque chose de notre relation à cet objet. Le célèbre jeu du fort-da décrit par Freud, suite à l’observation de son petit fils qui, à l’aplomb de son lit de bébé, faisait disparaître puis reparaître une bobine, interroge bien ces notions de présence et de disparition, de présence dans la disparition, et même de disparition dans la présence si l’on pousse un peu. En observant certains artistes au travail, on se dit pourtant qu’il faudrait, pour être équitable, passer un temps infini à contempler leurs travaux. Il n’est pas question d’affirmer qu’on ne regarde pas suffisamment les œuvres rencontrées ou qu’on ne leur accorde pas l’importance qui leur est due, puisque la multiplication des allers-retours vers certaines d’entre elles finit par former une robuste couche de temps. C’est simplement que quelque chose nous dicte qu’il faudrait, si c’était possible, ne pas se satisfaire du seul plaisir de voir, mais refaire le travail avec les yeux. Dans le cas des dessins de Dominique Lardeux, ce serait suivre ce noir patient sur le blanc, s’efforcer d’explorer chaque brin tracé, de le dupliquer de sa propre main de tête, en pensées lentes. Dominique Lardeux est l’un de ces travailleurs acharnés qui nous jettent dans la culpabilité sourde de ne pas se perdre complètement dans leur travail : je le revois, assis, le buste droit, presque parallèle au papier fixé par des pinces à la planche ou aux chevalet devant lui. Je me rappelle son dos, le pli de sa chemise sur son dos. Je me tenais de telle sorte qu’il m’était possible d’apercevoir sa main droite, le tranchant de cette main fermement plaqué sur le papier. La gauche en appui sur la première, une pierre noire entre le pouce et l’index, à tracer une infinité de minuscules cordes sombres que je ne voyais pas encore. Son visage assez près, le souffle presque éteint.

Mais voici des idées qui semblent étranges – refaire le travail avec les yeux, être équitable – puisque, après tout, le spectateur dispose cruellement de l’œuvre lorsqu’elle est lâchée. Il est libre de passer devant sans même l’avoir considérée. Libre de n’y consacrer qu’une minute, un quart d’heure ou à peine un peu plus – même de la « consommer » selon son bon vouloir. Il est aussi toujours libre d’y revenir. Mais l’idée reste et pèse un peu plus pendant qu’on avance. C’est comme une dette qu’on aurait contractée d’avoir vu l’artiste au travail et d’avoir pris la mesure de son acharnement. Mais c’est indémêlable : à peine s’apprête-t-on à suivre le fil, que c’est un paquet dense qui passe dans le regard, d’un seul tenant. Quant à refaire le travail, de ses propres yeux, c’est sans doute chose absurde. On pourrait supposer qu’il s’agit plutôt d’un appel à la lenteur du voir. Ou même d’un résidu de fantasme archaïque dans lequel les yeux auraient encore ce pouvoir de faire trace et de creuser dans l’objet. Mais peut-être faut il entendre, simplement, qu’il existe un point de discorde entre la complexité des dessins de Dominique Lardeux et notre perception. En effet, ce qui s’est noué dans un temps de main très lent se donne de façon incroyablement brève. C’est cette impression de brièveté qu’on refuse d’abord. Malgré l’épaisseur de temps fragmenté mais fidèle à l’œuvre, l’insatisfaction qui procède de la perception n’est pas dissipée. On se trouve face aux dessins de Dominique Lardeux dans la situation d’un pêcheur qui, tirant sur sa ligne, remonte non pas sa prise mais tout l’océan. L’apparence de pêche miraculeuse est pourtant trompeuse puisque chaque poisson reste à l’abri de la masse agitée des eaux. Et dès qu’une proie goûte à la ligne de cet hypothétique pêcheur, on assiste au même phénomène. L’océan colle si bien à la peau de ses hôtes que leur miroir ramène avec lui tout l’obscur. Alors on s’approche, on observe de nouveau l’enchevêtrement de brins, on se rappelle les gestes minutieux du peintre – si la somme vibre sous nos yeux, elle est toutefois le résultat d’un geste patient, répété. On pense à Pollock, autre « emmêleur » de fils, qui a poussé le geste à son plus haut degré d’intensité. Le dripping est, d’une certaine façon, l’œuvre-même de Pollock, dont les tableaux, -parfois, ne semblent exister que pour invoquer son geste. Mais ici, même si la façon, les gestes et les traits têtus du peintre impressionnent – quoique ils soient radicalement différents de ceux de Pollock – on sait que quelque chose se tient davantage dans le grouillement, dans l’effet de pelote. Faut-il alors se satisfaire d’une saisie brève, puisqu’au contact des dessins de Dominique Lardeux le regard semble incapable de patience ? On voudrait qu’une lente déglutition suive chaque saccade, mais l’œil avale d’un bloc. La vision possède une forme d’efficience naturelle qui nous contraint à appréhender assez vite le monde alentour, à assimiler et catégoriser chaque chose perçue en puisant dans le catalogue interne. On pourrait d’ailleurs se demander si l’on ne commence pas toujours par reconnaître ce qui surgit – même sans se le dire, même de façon erronée – pour ne lui rendre qu’après coup sa part d’étrangeté ou sa singularité. Cette expérience défensive de reconnaître vite nous a sans doute été fort utile, en des temps lointains, pour sauver notre peau, et continue de le faire – même émoussée – face à ce qui déstabilise, sauf que l’efficacité du catalogue se trouve mise à mal face à certains objets. On reste alors suspendu.

Il n’est même pas question, si le regard a gobé sans reconnaître, de prétendre à un pur moment de vision. Voir est impossible. Voir, seulement. Voir sans que s’enchaîne à la vue la pensée puis le langage. C’est pourtant assez proche de ce qui se joue devant les dessins de Dominique Lardeux. Quelque chose de ce que nous percevons, s’il se précipite dans le langage, le fait sans intermédiaire, comme un poids d’impensé. Et ce poids, tombé là, ne se change pas en mots – on peut dire : quelque chose est là, qui se tait, ses contours se dessinent, mais son nom reste muet. En occupant soudain l’espace, il ne fait que créer la poussée, le débordement pour d’autres mots. J’ai su, en découvrant le travail de Dominique Lardeux, il y a plusieurs mois, qu’il me faudrait un jour ou l’autre m’installer à la table de travail, parce qu’il y avait cette boule lourde tombée des yeux sur le fond de langue. Mais sans doute fallait-il d’abord traîner avec soi cette charge informe, la laisse infuser.

Que montrent alors les dessins de Dominique Lardeux ? Sans aucun doute notre inaptitude à voir distinctement, puisque chaque dessin se dérobe alors même qu’on l’approche, s’engouffre dans les yeux sans qu’on ait su le tenir. On n’accède qu’à l’idée d’un poids logé quelque part et qui déséquilibre la balance tranquille. Mais il existe le paradoxe suivant : alors même qu’ils nous échappent, les dessins de Dominique donnent figure à la charge fuyante qu’ils déposent en nous. Que ce soit à travers ses séries de nœuds, d’amas ou de chimères, tous les dessins semblent entretenir un lien fort avec cet illisible charge, ce basculement bref du vu dans l’envers de dire. Ainsi l’objet est à la fois disparu (enfoui dans le langage qui bruisse autour) et présent (une présence aveuglée par nos yeux !). L’objet se trouve, derrière et devant nos yeux, englouti et insubmersible. L’illisible se trouve ainsi présenté dans une soudaine clarté mais n’en reste pas moins illisible. Illisible et clair. Ou clairement illisible. Ce que nous apercevons-là c’est la figuration d’une ambivalence de l’invisible et du montré. Ainsi, des titres donnés à ses différentes séries de dessins, celui des chimères retient plus particulièrement. Chaque dessin de Dominique Lardeux est une chimère, en tant que créature hybride. Créature hybride dans la mesure où ce qu’elle montre est la trace visible de ce qui ne sera pas vu. Elle est apparition et, dans le même temps, plongée dans l’obscure. Elle concernent la présence et le retrait. Le perdu et le trouvé. Cette apparition brève qui charrie tout l’obscur. Les dessins de Dominique Lardeux nous ramènent au tremblement de notre existence, à cette vie que, tout vivant que nous sommes, nous savons déjà dans sa perte.

Armand DUPUY

 

Janvier 2014

Article paru sur le site http://www.tessons.net/

 

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